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« Le secret de récolter la plus grande fécondité, la plus grande jouissance de l'existence, consiste à vivre dangereusement ! »
(Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, §283, Hommes préliminaires)
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- La Volonté de puissance: pierre angulaire
de la philosophie de Nietzsche
La Volonté de puissance
– « der Wille zur Macht »
en allemand – est la clef de voûte du nietzschéisme. Ce concept
fondamental est essentiel pour comprendre les mécanismes minutieux
qui sous-tendent la pensée de Friedrich Wilhelm Nietzsche et lui
confèrent une très grande cohérence d'ensemble.
De prime abord, il
convient de mettre cette fabuleuse harmonie de la philosophie
nietzschéenne en tension avec la pensée de Nietzsche lui-même.
Dans le Crépuscule des Idoles
(1888), Nietzsche dénonce l'esprit de système – que l'on
retrouve par exemple chez d'immenses philosophes tels Saint Thomas
d'Aquin, Spinoza, Kant ou encore Hegel – comme étant « un
manque de probité ». Afin de bien saisir les
enjeux de cette prise de position et de ne pas se méprendre sur la
philosophie de Nietzsche en en faisant une pensée foncièrement
anti-systémique, partons de la définition claire et lumineuse que
fait Étienne Bonnot de Condillac du système philosophique.
Selon Condillac dans le
Traité des systèmes (1749), « un
système n'est autre chose que la disposition des différentes
parties d'un art ou d'une science dans un ordre où elles se
soutiennent mutuellement, et où les dernières s'expliquent par les
premières ». Classiquement, l'idée de système
philosophique va de pair avec l'idée d'une construction rigoureuse,
méthodique et désincarnée. L'Éthique de Spinoza est, à
cet égard, l'archétype de l'esprit de système: les définitions
et les axiomes sont exposés au préalable afin d'en déduire
des propositions, lesquelles sont développées par des
démonstrations pouvant donner lieu à des corollaires
(prolongements logiques des propositions) ou des scolies
(notes interprétatives, philologiques, sur ce qui précède). Dans
une lettre adressée à Overbeck, Nietzsche dira au sujet de Spinoza:
« J'ai un précurseur, mais
quel précurseur! ».
Or, chez Nietzsche, point
de système en apparence: la pensée se déploie par le biais
d'aphorismes comme autant d'éclairs dans le ciel de minuit.
Nonobstant l'absence de système formel, la philosophie de Nietzsche
conserve une profonde unité des premières œuvres (La Naissance
de la tragédie (1871-1872),
Vérité et mensonge au sens extra-moral
(1873), Considérations inactuelles
(1873-1876), etc.) jusqu'aux dernières (Par-delà bien et
mal (1885), Généalogie
de la morale (1886),
Crépuscule des idoles
(1887), L'Antéchrist
(1888), etc.).
Aussi, le fait de
reconnaître l'unité de la pensée de Nietzsche à travers
l'ensemble de son œuvre n'exclut pas, pour autant, de constater
l'évolution de celle-ci. Sur le mode de la dialectique hégélienne,
il est possible de considérer cette évolution comme étant à la
fois un dépassement et une conservation des idées développées
dans les premières œuvres. Cette mutation de la philosophie
nietzschéenne, qu'il convient de mettre en relief avec la vie de
Nietzsche lui-même et notamment par rapport à la dégradation de
ses rapports avec Wagner, peut être remarquée dès Humain, trop
humain (1878).
Le véritable tournant
s'opère avec Aurore (1881) et trouve sa concrétisation dans
Le Gai savoir (1882-1887): dès lors, le Nietzsche disciple
de Schopenhauer n'est plus que l'ombre de Nietzsche lui-même.
L'unité de la philosophie de Nietzsche est conservée grâce à la
théorisation progressive de la Volonté de puissance. De par ce seul
concept, Nietzsche va se distinguer du Conatus spinoziste dont
le principe est résumé dans les propositions VI (« Chaque
chose, selon sa puissance d'être (quantum in se est,
cf. Descartes & Newton),
s'efforce de persévérer dans son être. ») et VII
(« L'effort
(conatus)
par lequel chaque chose
s'efforce de persévérer dans son être n'est rien en dehors de
l'essence actuelle de cette chose. ») de la troisième
partie de L'Éthique.
Nietzsche va également
se détacher du concept schopenhauerien de Wille zum Leben
(« Volonté de vie »)
tout en l'intégrant dans le concept de Wille zur Macht
(« Volonté de puissance »). Ainsi, pour
Nietzsche, la Volonté de puissance est la pierre angulaire de sa
philosophie en ce qu'elle réconcilie – après que le marteau
nietzschéen ait fait voler en éclats les idoles aux pieds d'argile
– les dernières œuvres avec les premières, et ce, bien
qu'imprégnées par l'influence de Wagner et de Schopenhauer.
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« La force par laquelle l'homme persévère dans l'existence est limitée, et elle est surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures. »
(Baruch Spinoza, L'Éthique, proposition III, De la servitude humaine)
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La Volonté de puissance: un principe ontologique fondamental
Le 349ème
paragraphe du Gai savoir permet de comprendre dans quelle
mesure Nietzsche se distingue de Spinoza et de Schopenhauer en les
intégrant puis en les dépassant dans un seul et même mouvement de
pensée. Ce dépassement, comme il l'a été dit précédemment, se
confond avec l'acte de naissance du concept de Volonté de puissance.
Dès lors, Nietzsche s'oppose à Spinoza dans la réponse qu'il
apporte à cette question incontournable en philosophie: quel
principe préside à l'accomplissement de toute chose?
Le fondement ontologique
proposé par Spinoza est celui du Conatus, c'est-à-dire de la
persévérance dans l'être, tel qu'exposé dans les propositions VI,
VII et VIII de la troisième partie de L'Éthique. Nietzsche
va refuser cette hypothèse tout en esquissant en creux la substance
même du concept de Volonté de puissance: « Vouloir se
conserver soi-même est l'expression d'une situation de détresse,
d'une restriction apportée à l'impulsion
vitale qui,
de sa nature,
aspire à une extension de puissance et par là même souvent met en
cause et sacrifie la conservation de soi. Que l'on prenne
ainsi pour un trait symptomatique chez certains philosophes tels que
le phtisique Spinoza, s'ils voient dans l'instinct de conservation un
principe décisif: – ce sont justement des hommes en détresse. »
(Le Gai savoir, §349: Encore au sujet de l'origine des
savants)
Ainsi, Nietzsche
subordonne la conservation de soi-même
à l'existence première de « l'impulsion vitale »: le
Conatus n'est plus un
principe ontologique fondamental mais seulement « l'expression
d'une situation de détresse, d'une restriction apportée à
l'impulsion vitale ». Nietzsche ne va pourtant pas jusqu'à
rejeter l'existence même du Conatus:
il se contente de le déclasser afin de l'intégrer dans un plus
grand ensemble dont il n'est qu'une des modalités. Ce plus grand
ensemble est celui de « l'impulsion vitale » qui, pour
être appréhendée, trouvera son assise théorique dans la Volonté
de puissance. En effet, Nietzsche considère que c'est « l'impulsion
vitale qui, de sa nature, aspire à une extension de puissance et par
là même souvent met en cause et sacrifie la conservation de soi »:
l'impulsion vitale est donc, en son essence même, Volonté de
puissance.
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« Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes, en qualité d’agent libre. L’un choisit ou rejette par instinct, et l’autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s’écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l’homme s’en écarte souvent à son préjudice. »
(Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, partie I)
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La Volonté de puissance: un mécanisme intrinsèque à la vie
Partant
de l'idée selon laquelle l'extension de puissance, à laquelle
l'impulsion vitale aspire de par sa propre nature, est susceptible de
mettre en cause et de sacrifier la conservation de soi, Nietzsche
nous offre la possibilité d'appréhender la vie dans toute sa
complexité ainsi que dans ses aspects les plus contradictoires grâce
à l'assise théorique conférée par le concept de Volonté de
puissance. Effectivement, comment comprendre la vie lorsque celle-ci
peut aller jusqu'à rechercher son propre anéantissement,
c'est-à-dire jusqu'à rechercher la négation de la vie elle-même?
Ici,
Nietzsche nous montre les limites de la réponse philosophique
conventionnelle consistant à dire, comme Rousseau dans le Discours
sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes
(1755), que c'est en raison de sa qualité d'agent libre que l'homme
(et l'homme seul) peut aller jusqu'à s'autodétruire. La réponse
apportée par Nietzsche à cette question est beaucoup plus profonde.
Elle retrouve, d'une certaine manière, une réflexion d'ores et déjà
menée par Blaise Pascal dans les Pensées
(1670): « Tous les hommes recherchent d'être heureux. Cela est
sans exception, quelques différents moyens qu'ils y emploient. Ils
tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre et
que les autres n'y vont pas est ce même désir qui est dans tous les
deux, accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la
moindre démarche que vers cet objet. C'est le motif de toutes les
actions de tous les hommes. Jusqu'à ceux qui vont se pendre. »
Chez
Nietzsche, ce n'est pas la recherche du bonheur en soi qui
conditionne la possibilité de mettre en cause et de sacrifier la
conservation de soi: c'est la vie elle-même en tant qu'elle
recherche continuellement sa propre intensification. Ce faisant,
Nietzsche dépasse également les théories fondées sur le caractère
absolu de la liberté humaine. En effet, le concept de Volonté de
puissance rend intelligibles les phénomènes s'apparentant au
gaspillage sous toutes ses formes. Ainsi, plutôt que de considérer
le gaspillage comme un phénomène uniquement irrationnel, Nietzsche
nous permet d'y voir la conséquence d'un trop-plein de forces
consécutif à une extension de puissance effrénée mais inhérente
à la vie elle-même. Ce raisonnement est évidemment extensible aux
conséquences du productivisme, telles que dénoncées par Karl Marx,
dans une société fonctionnant sur le mode capitaliste: si la
surproduction est inhérente à l'aspiration naturelle à une
extension de puissance, elle est parallèlement préjudiciable au
système lui-même.
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« Quant la conscience atteint à son plus haut degré, c'est-à-dire chez l'homme, la douleur et la joie, par conséquent l'égoïsme, doivent, comme l'intelligence, s'élever à leur suprême intensité, et nulle part n'aura éclaté plus violemment le combat des individus, l'égoïsme en étant la cause. »
(Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, livre IV, La volonté s'affirme puis se nie)
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La Volonté de puissance: une hypothèse radicale
Par
la suite, Nietzsche assimilera le darwinisme, en ce qu'il se fonde
sur la « lutte pour l'existence », à une sorte de
compromission avec le « dogme spinoziste ». Aussi, et
contrairement à une idée malheureusement trop répandue, le concept
de Volonté de puissance n'a rien à voir avec la légitimation, chez
l'Homme, d'une quelconque volonté de domination que devraient
naturellement avoir les plus forts à l'égard des plus faibles. On
impute également au darwinisme de tels desseins. Or il ne s'agit là
que d'une interprétation fallacieuse des thèses de Darwin, lequel
s'est pourtant farouchement opposé à toute forme d'eugénisme et
d'élimination des éléments les plus faibles de la société car
cela serait mettrait gravement en péril un instinct fondamental de
sympathie sociale participant justement à la préservation de
l'espèce humaine. D'ailleurs, Nietzsche lui-même ne tombera pas
dans ce piège et s'efforcera de critiquer les thèses de Darwin à
l'aune de la Volonté de puissance: « Mais en tant que
savant dans le domaine des sciences de la nature, on devrait savoir
sortir de son réduit humain: dans la nature ce n'est point la
détresse qui règne, mais l'abondance, le gaspillage, même
jusqu'à l'absurde ».
Ce faisant, Nietzsche va
prolonger sa réflexion au-delà des thèses spinozistes et
darwiniennes et ainsi confronter son concept de Volonté de puissance
à la Volonté de vie présente chez Schopenhauer: « La lutte
pour l'existence n'est qu'une exception, qu'une provisoire
restriction de la volonté de vivre: la petite comme la grande lutte
pour l'existence gravitent sous tous rapports autour de la
prépondérance, de la croissance, de l'expansion, conformément à
la volonté de puissance qui est justement volonté de vie. »
Nietzsche intègre le
vocabulaire de Schopenhauer mais dans un sens qui lui est propre. La
« volonté de vie » exposée par Nietzsche n'est plus une
lutte pour la domination ou une lutte pour la vie, elle est la vie
qui se veut elle-même, elle est la vie qui recherche sa propre
intensification. Ainsi, Nietzsche se distingue de Schopenhauer et
récuse par là-même le pessimisme « nihiliste » qui
découle de sa conception du « vouloir-vivre » et selon
lequel l'homme serait inéluctablement amené à osciller entre la
souffrance qu'entraîne l'impossibilité de satisfaire un désir et
l'ennui qu'entraîne la satisfaction d'un désir.
Chez Nietzsche, la
Volonté de puissance n'est donc pas volonté de domination ou de
pouvoir mais volonté de volonté: elle est la volonté qui recherche
l'intensification de sa puissance intrinsèque. Ainsi appréhendée,
la Volonté de puissance doit être considérée comme le principe
premier de la vie.